Extrait de "Ecran / Ennemi" de François-Bernard Huyghe
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Forgeries

Nous reprendrons ici une définition que nous avions déjà proposée (1): la désinformation consiste à propager délibérément des informations fausses pour influencer une opinion et affaiblir un adversaire.

- " Propager " sous-entend un caractère public. Plus que le simple bouche à oreille ou l'usage de messages privés, il faut avoir recours à des médias et à des vecteurs.
- " Délibérément " demande, au moins chez l'acteur, la connaissance de sa finalité, même si les " repreneurs " et propagateurs de l'information peuvent être inconscients.
- " Des informations ", ce qui requiert qu'il s'agisse de relations de fait, de descriptions de la réalité, non de simples jugements moraux ou opinions. La désinformation a pour base la description d'événements fictifs. Pas d'états d'âme ou théories.
- " Fausses " implique des affirmations contraires à la réalité ou recadrées de façon à en altérer l'interprétation. Il ne saurait s'agir de simple rhétorique ni d'exagération. De même, ceci exclut toutes les formes de construction ou explication de la réalité à l'aide de stéréotypes ou catégories idéologiques. En ce cas, qu'est-ce qui ne serait pas de la désinformation ? Il y a de la désinformation " noire ", celle qui ment, " grise ", celle qui mêle vrai et faux, mais il ne peut y avoir de désinformation " blanche " qui ne dise que la vérité.
Le mensonge ici porte sur la réalité qu'il décrit, sur la personne ou l'appartenance de qui la rapporte et, enfin, sur le but de son énonciation qui est de produire un dommage. Cela en fait une sorte de mensonge au cube. Ce jeu à trois - initiateur, public, victime - fait souvent appel à de véritables mises en scène, à la forgerie ou à la construction d'apparences de réalité (2).
La désinformation est, dans presque tous les cas, une version politique de la diffamation au sens pénal : le fait d'attribuer faussement à quelqu'un un comportement honteux. Non seulement la désinformation dit rarement du bien de ses victimes, mais elle leur impute le plus souvent de noirs complots, le plus redoutable étant d'accuser la victime de désinformer. Les imputations en question jouent dans un double registre. Elles réactivent les vieilles craintes touchant à des périls occultes tels le poison caché, la corruption clandestine, la société secrète qui manipule, le danger que les puissants nous dissimulent. Elle les réintègre dans les nouvelles catégories idéologiques : les OGM, la surveillance électronique, les contaminations alimentaires ou sexuelles, les organisations manipulant médias et gouvernements. Devant telle ou telle information malveillante, surtout sur Internet, il est difficile de trouver la source originelle, on peut toujours se poser la question. Désinformation ou simple rumeur ? La réponse est tout sauf aisée. La rumeur peut être vraie, elle a simplement une source non officielle ou non identifiée ; elle n'a pas été délibérément planifiée.

La désinformation est faite " pour influencer une opinion " : imposer une croyance ou des attitudes à un public plutôt qu'une décision à un responsable, même si le premier n'empêche pas le second. Ce public peut être l'opinion adverse, des alliés, des neutres ou l'opinion internationale en général ; on peut viser les masses ou des cercles plus restreints. La première n'est possible que là où existe un espace public, avec débats et pluralité d'opinions et de connaissances. Elle n'a de sens que là où sont en concurrence diverses sources de savoir et diverses interprétations. Big Brother ne désinforme pas, il contrôle le présent, le passé et le futur. Il contrôle jusqu'à la langue même. Dans un système totalitaire, il y a la vérité officielle et la rumeur clandestine. Le dictateur dicte ce qui doit être su et cru. La désinformation n'est possible que s'il y a connaissance imparfaite de la réalité, non-fiction absolue.

 
1. Notamment dans La Désinformation Pour une approche historique Colloque de Montpellier 18-20 novembre 1999, UMR 5609 du CNRS, université Paul Valéry, 2001.
2. Voir la façon dont Vladimir Volkoff met en scène la dramaturgie de la désinformation et de l'influence dans Le Montage.

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" Et affaiblir un adversaire " : la désinformation diminue les capacités offensives de l'Autre, soit en divisant l'autre camp, soit en l'inhibant moralement, en le désorganisant. Toujours négative, elle diffère de l'endoctrinement, dont la finalité est d'obtenir l'adhésion. Plus simplement encore, la désinformation accroît la confusion et le désordre. Elle est le contraire de ce que devrait être l'information au sens étymologique : in-formation, mise en forme.

Partant de là, nous pouvons reformuler la question du début : que devient la désinformation de l'après-guerre froide, dans la présente configuration stratégique, symbolique et technique ?
La présence de centaines de caméras libres sur le théâtre des opérations ne garantit pas que nous soyons moins trompés qu'en 14-18. Internet, supposé paradis de l'expression non censurée et de " toutes les informations enfin disponibles ", est aussi le royaume du faux triomphant et de l'insignifiance dominante.
D'une part, les médias classiques tendent à fonctionner en boucle autorépétitive et à diriger toujours leur attention de la même façon. D'autre part, Internet s'est souvent révélé le domaine où la mauvaise information chasse la bonne. Il manque des procédures d'accréditation ou de vérification fiables. Ce que nous avons théoriquement gagné en pluralité de sources d'information, il se pourrait que nous l'ayons perdu en capacité de vérifier les sources ou en temps de réaction. Comment la vieille désinformation joue-t-elle de tant de mésinformation potentielle ?

La technique change les facilités, les fragilités et les finalités de la désinformation.
La facilité de la désinformation s'accroît.
- La production est simplifiée. La fabrication de faux, y compris de fausses images numériques parfaites, est à la portée de tous les logiciels. Leur introduction sur Internet, parfois de façon anonyme et plus vite que les grands médias, est accessible à tout un chacun. Plus besoin d'imprimerie ou de bureaux, plus besoin de soumettre sa prose à un directeur de publication pénalement responsable.
- La propagation - cela va de soi - est plus commode : les réseaux échappent à toutes les frontières ou à toutes les censures.
- La réception rencontre moins d'obstacles. Ici se conjuguent les facteurs psychologiques, la tendance à croire tout ce qui vient du Net, mais aussi le facteur rapidité, le facteur quantitatif : l'énorme masse de l'information disponible, plus le nombre de sites ou de médias classiques qui se recopient mutuellement. Le tout n'encourage guère l'esprit critique.

Ceci peut se reformuler en termes de vulnérabilités (3).
- Dans l'espace : sans frontière ni censure pour arrêter les rumeurs , nul ne contrôle la diffusion d'une information sur son territoire.
- Dans le temps, ou plutôt à cause du temps : la vitesse de propagation est telle que toute réaction est tardive.
- La fragilité est aussi psychologique et médiatique. Les institutions sont de plus en plus sensibles aux affolements de l'opinion nationale ou internationale, amplifiés par les sondages et impulsés par des médias moralisateurs. Les entreprises sont dépendantes de leur image. La Bourse se panique pour une rumeur électronique (4). L'air du temps est réceptif à toutes les révélations sur des épidémies, des manipulations, des catastrophes, des dangers de la technique, des secrets d'État.
Enfin les finalités changent.

 
3. Faute de place, nous ne pouvons traiter ici du vaste domaine de la rumeur électronique. Le lecteur que la question intéresse aura intérêt à confronter les thèses des deux stars de la " rumorologie ". D'abord, Jean-Noël Kapferer (auteur de Rumeur, le plus vieux média du monde, Seuil, 1987) : http://www.hec.fr/hec/fr/professeur_recherche/liste/kapferer/ cv.html, mais aussi les travaux de Pascal Froisart qui soutient, au contraire, la thèse que la rumeur est un média moderne lié à nos moyens de communication récents : http://www.chez.com/pascalfroissart/.
4. Une société suisse aurait même produit un logiciel " traqueur de rumeurs ", rumourbot http://www.strategicwatch.com/intelligence/ index_mars.php3 .

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Il y a davantage de raisons de recourir à la désinformation et autres armes du même métal dans le cadre d'une "infoguerre" (5). Ainsi, les stratèges du Pentagone envisagent des scenarii de paralysie des infrastructures informationnelles de l'adversaire et d'opérations psychologiques sur son opinion. Quand ils ne créent pas, assez maladroitement, des structures comme l'Office of Strategic Influence, vite dénoncé comme une organisation destinée à désinformer les propres alliés des USA, pourtant engagés dans la "guerre au terrorisme" (6) .
Il apparaît, de ce fait, de nouveaux acteurs dont on ignore s'ils sont au service d'États ou d'entreprises, criminels ou militants. Ils peuvent être à la recherche d'expériences gratifiantes, comme répandre le plus gros canular ou réussir un exploit technologique, mais aussi à la poursuite de buts politiques comme " punir " un gouvernement ou une société.

En attendant peut-être de nous débarrasser de ce concept des années cinquante, la désinformation est à repenser. Autrefois, la difficulté était de la situer entre la lutte idéologique opposant deux systèmes et les déformations et mésinformations journalistiques.
Désormais, ce qu'il faut bien nommer désinformation avoisine trois domaines.
- Le domaine de la " sidération " agressive militaire ou terroriste. Il s'agit ici d'une infoguerre vraiment martiale avec ses psyops, opérations psychologiques, version " âge de l'information " de la guerre psychologique* de papa. Cette stratégie-là se préoccupe aussi de " management de la perception ", donc de proposer du " contenu ", c'est-à-dire de faire circuler des informations, pas nécessairement fausses mais sélectionnées en fonction de leur capacité d'influencer les " estimations officielles " des acteurs dans un sens favorable à ses desseins. Il y aurait beaucoup à dire sur ces représentations qui tendent à ignorer combien l'efficacité du contenu de l'information dépend aussi du contexte et du code d'interprétation du récepteur. En ce domaine, il ne suffit pas de raisonner en termes de causes et d'effets : je leur " fournis " telle information et ils croient que… Il ne suffit pas de pousser dans les tuyaux, encore faut-il comprendre ce que font les tuyaux.
- Le domaine de la rumeur, de la e-rumeur, de la légende urbaine (7), et autres formes de prolifération, sur la Toile, de l'information anarchique, là encore, pas forcément fausse ou malicieuse. Les communautés d'internautes sont prêtes à reprendre et amplifier toute nouvelle sensationnelle qui ne provient pas des médias " officiels ", toujours suspects. Les publicitaires découvrent la puissance du " marketing viral " pour répandre l'image positive de leurs produits. C'est encore plus vrai de rumeurs négatives et autres " hoaxes "* : ils prolifèrent par milliers (8). La désinformation stricto sensu cohabite avec les virus, l'altération de données, le déni d'accès, qui consiste à sursaturer un système informatique, avec la prise de commande à distance sur des réseaux. La désinformation qui agit sur la croyance des victimes, c'est-à-dire sur leur interprétation du réel, voisine ainsi une quasi-désinformation ou anti-information : celle qui agit sur le fonctionnement des organisations et des systèmes.
- Le domaine de l'économie, surtout celle que l'on disait nouvelle. Les faux sites, les opérations de dénigrement par forums Internet, pseudo-associations, et pseudo-scandales interposés, les révélations et pressions composent l'arsenal de l'économie dite hypercompétitive (9). Une opération de désinformation peut viser à faire perdre à sa victime sa réputation ou tout simplement un temps de paralysie, crucial dans une économie " zéro délai " en flux tendus.
D'où ce paradoxe : plus l'entreprise se dote de déontologues et de codes d'éthique, plus elle se veut citoyenne et responsable, plus elle est soumise au danger de telles opérations. Ici, la désinformation est à rapprocher de la déstabilisation, du risque informationnel. Et ce paradoxe-là pourrait bien peser lourd à l'avenir.

 
5. Voir chapitre suivant.
6. Après la " découverte " de ce service par le New York Times, de nombreux journalistes se sont intéressés aux rapports du Pentagone et de l'agence Enron, à qui il verse 100.000 dollars par mois (comme au moment de la guerre du Golfe) et qui est considérée comme l'une des principales réserves de "spin doctors" en cas de guerre. Voir par exemple l'article " The Pentagon's Information Warrior " sur le site du Center for Media & Democracy : http://www.prwatch.org/prwissues/2001Q4/rendon.html.
7. Voir Véronique Campion, Vincent et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines, rumeurs d'aujourd'hui, Payot, 2001.
8. Voir http://www.hoaxbuster.com : site en français consacré aux rumeurs sur la Toile, http://www.urbanlegends.com : anthologie, depuis 1991 et en anglais, de rumeurs dans tous les domaines (politique, sexe, livres, animaux, etc).
9. Voir Rémi Kaufer, L'Arme de la désinformation, Grasset, 1999.

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